L’impératif de sortie du cadre parisien et étudiant pour l’analyse de mai 1968 peut être étendu jusqu’à adopter une perspective internationale. Plus encore, le cadre temporel de l’année 1968 peut être revu et l’analyse doit être enrichie de différents éléments théoriques pour dépasser une vision coïncidentielle ou spontanéiste des différentes mobilisations internationales.

Atelier populaire de l’ex-école des Beaux-arts de Paris.
Sérigraphie, 27 mai 1968.

Dès lors, plusieurs facteurs explicatifs peuvent être mobilisés alternativement ou cumulativement pour embrasser l’ensemble des mouvements étudiants et ouvriers, qui agitent tant le bloc occidental que l’Amérique Latine ou même quelques pays du bloc soviétique, des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970.

D’une part, la phase d’industrialisation post seconde guerre mondiale, sous l’égide le plus souvent d’une organisation du travail fordiste (présente à l’ouest et à l’est), amène à une progression continue des salaires et un faible taux de chômage jusqu’au milieu des années 1970. C’est la base d’un « compromis fordiste » qui, tout en garantissant aux salariés un partage de la valeur ajoutée qui leur est moins défavorable que celui de la période historique précédente, ne leur donne aucune prise sur leurs conditions de travail. Mais dès le milieu des années 1960, ce « compromis » se fissure et des revendications qualitatives sur les cadences, ou contre le « despotisme d’usine », émergent et viennent achever une phase d’anesthésie due au développement de la société de consommation.

En lien avec cette dynamique économique, on assiste également dans ces pays (avec des degrés plus ou moins intenses) à une scolarisation massive des nouvelles générations, et pour une part toujours marginale, mais de plus en plus importante d’entre elles, l’accès à l’enseignement supérieur. Ce facteur va transformer le mode de socialisation des jeunes et donc leur rapport à la politique. Et c’est dans cette jeunesse que vont trouver écho des luttes politiques qui lui préexistent, notamment les luttes anti-coloniales, anti-impérialistes, et pour les droits civiques. Ces luttes qui se greffent également sur des revendications spécifiquement étudiantes quant à leurs conditions de travail et leur avenir dans le système productif, vont contribuer à structurer des organisations étudiantes. Par ailleurs, les jeunesses du bloc occidental, d’Amérique latine et même d’Europe de l’est sont marquées par l’imagerie romantique autour de Che Guevara assassiné en 1967 et de la révolution cubaine.

Aux Amériques

Ainsi dès 1964 aux Etats-Unis, les étudiants manifestent pour leurs libertés politiques au sein de l’université, contre la guerre au Vietnam, contre la ségrégation et pour les droits civiques. Des mouvements de grève et d’occupation se répètent en 1966, puis en 1967, quatre-vingts villes américaines sont le théâtre d’émeutes obligeant parfois l’intervention des chars de l’armée. En avril 1968, notamment avec l’assassinat de Martin Luther King, les grèves, les occupations et les émeutes reprennent. La répression contre les Black Panthers ainsi que l’invasion secrète du Cambodge vont déclencher, en 1970, un mouvement massif de grèves étudiantes. Des bâtiments militaires sont brûlés et fin mai 1970, on décompte plus d’une dizaine de morts et des centaines de blessés du fait de l’intense répression les forces de l’ordre. Ponctuellement, des rapprochements vont se faire avec des grèves de travailleurs notamment en 1967, à cause de l’inflation provoquée par la guerre au Vietnam, puis en 1970 lorsque des travailleurs vont se mobiliser contre la guerre. Cette période s’achève en 1972 avec les révélations sur le Watergate amenant à la démission de Richard Nixon en 1974.

Atelier populaire de Marseille.
Sérigraphie, septembre 1968.

En juillet 1968, au Mexique, c’est dans le contexte d’un Etat autoritaire que naît la contestation étudiante, stimulée par la révolution cubaine et le mai 1968 français, demandant les droits démocratiques et la libération des prisonniers politiques enfermés notamment à la suite de grèves ferroviaires. Ce mouvement étudiant est rapidement soutenu par une grande partie de la population en réaction à la répression. Il durera plusieurs mois jusqu’à être brisé par le massacre de plusieurs centaines d’étudiants manifestant sur la place des Trois Cultures à Tlatelolco le 2 octobre. Les jeux olympiques de 1968 à Mexico, débutant quelques jours plus tard, verront notamment le geste fort des athlètes Tommie Smith et John Carlos levant un poing ganté de noir lors de l’hymne américain ainsi que celui de la gymnaste tchécoslovaque Vera Cáslavská baissant la tête et croisant un bras sur sa poitrine pendant l’hymne soviétique affichant son soutien à son pays venant de subir la répression du Printemps de Prague par l’URSS.

En Europe

En effet, à Prague, en 1968, le gouvernement initie des réformes de libéralisation politique, économique et culturelle qui seront mal vues par le Kremlin. Ces réformes stimulent un certain nombre de mouvements sociaux notamment de la part des étudiants qui s’étaient déjà manifestés en 1967 contre les mauvaises conditions de vie dans la plus grande résidence universitaire de Prague.

En août 1968, les armées du pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie déclenchant une vague de grèves dans les entreprises et les universités. En janvier 1969, un étudiant, Jan Palach s’immole sur la Place Venceslas pour protester contre la suppression de la liberté d’expression, il sera imité dans les mois qui suivirent par Jan Zajíc et par Evžen Plocek entrainant des manifestations et des attaques sur les garnisons soviétiques.

En Italie, les mobilisations étudiantes commencent dès 1967 autour de l’opposition à une réforme de l’université et sur la critique de l’organisation de l’université. La mobilisation ouvrière commence à l’automne 1969 autour de revendications sur les retraites, les salaires et le temps de travail, et se prolonge par vague jusqu’en 1973. Une nouvelle mobilisation étudiante voit le jour en 1977 face à une nouvelle réforme de l’université. Ce mouvement rencontre l’opposition du Parti Communiste Italien qui poursuit sa stratégie de collaboration de classe. Étouffé par la répression policière, cette mobilisation se terminera sur une défaite.

Atelier populaire de l’école des Arts décoratifs de Paris.
Sérigraphie, 31 mai 1968.

L’Espagne de Franco connaît également des mobilisations de 1962 à 1976. D’abord une grève dans les mine des Asturies permet la structuration d’organisations syndicales clandestines, les Commissions Ouvrières. Cette grève sera violemment réprimée, répression qui sera dénoncée dans les milieux universitaires. Par la suite, de 1965 à 1968, l’Espagne connaît des mouvements étudiants endémiques dénonçant l’autoritarisme et les structures de l’Université, et par la même, le Franquisme. La mobilisation étudiante s’amplifie avec l’assassinat en 1969 d’Enrique Ruano par la police. En 1970, a lieu le procès de seize membres de l’ETA. Le procureur demande la peine de mort pour six d’entre eux, ce qui déclenche un mouvement de solidarité se manifestant par une vague de grèves. Le tribunal les condamne néanmoins à mort le 28 décembre 1970, ce qui amplifie les protestations à tel point que Franco commue les sentences en peines de prison à vie. Franco meurt en décembre 1975 cédant la place au roi Juan Carlos. Une série de grèves apparaît alors en 1976, mais le Parti Communiste Espagnol et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol préféreront aux velléités révolutionnaires d’une partie de la population, une sortie du franquisme par la réforme en laissant la main au Roi et au nouveau président du Gouvernement Adolfo Suarez.

Dans le Portugal voisin, c’est le refus d’une partie de l’armée (notamment de conscrits) de participer à la guerre en Angola qui provoquera la révolution des Œillets de 1974 et la chute d’António de Oliveira Salazar. S’ensuit une période qui voit une véritable remise en cause de l’organisation productive capitaliste, mais qui se clôturera fin 1975, lors de la reprise en main de l’État par le Parti Socialiste avec l’accord tacite du Parti Communiste Portugais.

La liste serait encore longue, mais sur la période parcourue ci-dessus, des mobilisations étudiantes et ouvrières touchent la Pologne, la Yougoslavie de Tito, la dictature des Colonels en Grèce qui s’achève en 1974, l’Argentine, le Brésil, le Chili d’Allende, l’Uruguay, le Japon, la Grande-Bretagne, l’Allemagne de l’Ouest ou encore les territoires d’outre-mer colonisés par la France. Cette période aux potentialités révolutionnaires entraînera une phase contrerévolutionnaire qui sera marquée à ses débuts par les réactions au premier choc pétrolier puis par le triomphe dans le champs universitaire de « nouvelles » théories économiques débouchant sur les politiques néolibérales mises en place à partir des années 1980 par Margaret Thatcher, Ronald Reagan, François Mitterrand et par des organisations internationales comme l’OCDE et le FMI. Cette phase réactionnaire contribuera à modeler notre société contemporaine tant au niveau des politiques économiques menées par les partis politiques au pouvoir – de droite comme de « gauche » – que des logiques managériales au sein des entreprises.

 tl;dr