Concept féministe anglo-saxon, l’intersectionnalité désigne la combinaison du sexe, de la race et de la classe appréhendés comme des rapports de domination. Si la notion continue à faire débat dans l’espace universitaire en France[1], elle fait pourtant recette dans nombre d’organisations militantes au nom du sacro-saint principe de non-hiérarchisation des luttes. Elle y opère tout autant comme instrument dans le jeu de la manipulation des identités pour l’accès au porte-parolat légitime que comme posture morale. En effet, la confession de ses « privilèges » – l’autocritique communiste, un modèle ? – et la dénonciation machinale de ceux des autres participent pleinement des luttes pour l’exercice du pouvoir interne.
Si la diffusion du concept d’intersectionnalité a renforcé la visibilité d’expériences minoritaires et drainé un ensemble de travaux de recherche particulièrement féconds, la multiplication des domaines de spécialités (les studies), dont il est en grande partie issu, a contribué à fragmenter l’étude de la réalité et les représentations qu’on s’en fait. Sur le plan idéologique, la prégnance d’un verbiage foucaldien – Foucault, c’est philo, c’est bien et c’est très librement interprétable, surtout dans ses versions poststructuralistes – n’est sans doute pas totalement étrangère au renoncement des perspectives de luttes insurrectionnelles pour des formes de micro-résistance plus individualisée (une éthique du souci de soi) dont s’accommode aisément le néolibéralisme. C’est d’autant plus frappant que parallèlement l’auto-entreprenariat intellectuel se généralise, depuis 15 ans, dans l’enseignement et la recherche à l’université, où règne un individualisme petit-bourgeois exacerbé par une concurrence acharnée.
Par ailleurs, en dépit des professions de foi de circonstance, le marxisme, aussi féministe soit-il, a dépéri, et la question de la lutte des classes, avec lui. La théorie féministe du point de vue situé postule, dans le prolongement des travaux de Marx, que seule la production collective de l’ensemble des points de vue des dominés engendre des savoirs critiques sur le monde pour contrer l’imposition de la vision des dominants[2]. Notons toutefois qu’en rupture avec Marx, les féministes ne cantonnent pas la définition des dominés aux seuls ouvriers (masculins), elles y incluent plus largement les femmes, ainsi que les minorités ethniques et sexuelles. Se pose alors le problème de l’expression médiatisée de ces différents points de vue.
Précisément, il semble bien que la classe ouvrière soit la grande absente des instances de représentation depuis l’effondrement du PCF et de ses organisations satellites. Un rapide tour d’horizon à l’Assemblée nationale illustre l’état du désastre actuel. L’observatoire des inégalités indique ainsi qu’avec les dernières élections de 2017, la part des femmes a considérablement augmenté (37,5 %), bien qu’elles soient encore sous-représentées (51,6 % de la population), tandis que 4,6 % des députés sont employés et qu’aucun d’eux n’est ouvrier, ces deux catégories représentant pourtant quasiment la moitié de la population active. 76 % des élus appartiennent en revanche à la catégorie des cadres et professions supérieures (approximativement 18 % de la population active).
Sous l’administration de Marlène Schiappa qui, rappelons-le, porte la Grande cause de la présidence Macron, les avancées pour les droits de femmes sont restées plus déclaratives que réelles, leurs intérêts sociaux étant très peu représentés par l’Assemblée nationale, alors que simultanément, les droits des travailleurs et des travailleuses, quelle que soit leur couleur de peau ou leur orientation sexuelle, ont bel et bien été ruinés et leurs conditions de subsistance (de survie ?) minées. Les batailles qui viennent s’annoncent âpres.
Puisque la critique sociale du travail peine à penser la transformation des conditions économiques des classes laborieuses, désormais invisibilisées, il pourrait être salutaire de se pencher sur la réinterprétation critique de la notion de travail chez Marx, formulée par Moïshe Postone dans Temps, travail et domination sociale, afin de se préparer en douceur pour la reprise des luttes dès la fin du confinement.
Emile
1. Pour un aperçu du débat, cf. Gérard Noiriel, « Réflexions sur la « gauche identitaire », et Eléonore Lépinard, Sarah Mazouz, « Cartographie du surplomb ».
2. Pour une présentation critique de l’épistémologie du point de vue situé, cf. Julie Patarin-Jossec, « Comment ne pas construire un discours scientifique. Note exploratoire sur les « épistémologies féministes » du point de vue ».