Malgré le plaisir de se retrouver collectivement, ce 1er mai a le goût amer des lendemains qui continuent de déchanter.
La dernière séquence électoraliste n’a rien apporté au camp des travailleurs et des travailleuses. Néanmoins, elle aura été l’occasion de faire le bilan de cinq ans de blanquerisme. Si les réels enjeux de l’École sont méconnus car mal médiatisés, l’éducation n’en est pas moins un des piliers majeurs de tout projet de société. C’est pourquoi il nous semble important, loin de toute posture dogmatique ou incantatoire, de mettre en lumière certains aspects de la politique d’éducation menée ces dernières années (et qui préfigure celle à venir) et de rappeler quelques évidences trop souvent oubliées en matière de luttes sociales.

Manifestation enseignante du 13 janvier 2022 – Photo : Jean-Marie Faucillon

La situation diffère évidemment d’une académie à l’autre, d’un collège REP+ ou d’un lycée professionnel à l’autre, entre une école primaire en zone urbaine et une école primaire en zone rurale.
Pourtant quelques logiques bien identifiées ont prévalu pendant les cinq années de règne du ministre de l’Éducation nationale le plus haï de la cinquième République. L’objectif poursuivi avec succès était de continuer la destruction des cadres collectifs.
L’exemple le plus médiatisé de cette politique est la disparition des séries en lycée général. Les conséquences en sont multiples : fin des groupes classes partageant un maximum de situations scolaires communes au profit d’une individualisation accrue des parcours, isolement grandissant des élèves, difficulté croissante pour les enseignants à identifier correctement les problématiques spécifiques traversées par tel ou tel jeune, hausse inquiétante des situations qui virent au drame.
L’individualisation des parcours scolaires, à mettre en lien avec la machinerie Parcoursup qui n’a pas d’autre vocation que de maintenir les hiérarchies de classes tout en substituant au service public un marché de l’enseignement supérieur, devrait trouver son point d’orgue dans la suppression – du cadre national, dans un premier temps – des diplômes, suppression qui est déjà bien engagée dans les lycées professionnels grâce au renforcement du contrôle continu et de l’évaluation par compétences. Lorsque les diplômes auront disparu, remplacés par des livrets numériques de compétences, les jeunes travailleurs seront livrés pieds et poings liés au patronat puisqu’ils ne pourront même plus invoquer pour leur défense les cadres juridiques des conventions collectives qui établissent un lien clair entre diplôme et rémunération. Chacun, chacune ira négocier directement avec son boss et tant pis pour celles et ceux, nombreuses et nombreux, qui ne seront pas rompus à l’exercice !

La liste des ravages à mettre au crédit de l’administration Blanquer est outrageusement longue et donne le tournis : il eût fallu publier un Le Poing format A0 pour être exhaustif.
Mais résumons ! Les futures générations vont subir bien plus brutalement que leurs ascendants les affres du capitalisme. Ainsi, le frein à une amélioration des conditions sociales que pouvait constituer une formation peu valorisée va se métamorphoser en entrave totale pour les jeunes prolétaires à venir. Voici un élément pour l’illustrer : le but assumé d’une réforme telle que celle de la voie professionnelle est de ne plus former des professionnels, des individus qui risqueraient d’avoir un vrai métier entre les mains, de pouvoir évoluer et donc de prétendre à de meilleures conditions salariales, mais de produire des individus sachant juste effectuer, sans vision globale et cohérente d’une profession, quelques tâches éparses. Pour arriver à un tel résultat il fallait simplement inventer la seconde des familles de métiers, réduire les heures d’enseignement professionnel et d’enseignement général au profit d’activités occupationnelles et dénuées de sens telles que le chef-d’œuvre, ou encore limiter les moyens financiers en réduisant la part de la taxe d’apprentissage allouée aux LP au profit de l’accroissement de celle versée aux CFA…

Aussi, étant donné l’état de dégradation avancée de l’École, il est légitime de se demander pourquoi les quelque 800 000 enseignants ne réagissent pas davantage. Les raisons sont diverses et parfois contradictoires.
Suivant l’évolution globale de la société, certains professeurs adhèrent aux idées libérales, tandis que d’autres, peu politisés, sont restés les bons élèves que l’institution a exigé qu’ils soient pendant leur cursus de formation. Le hussard noir n’est plus à la mode, mais il en existe encore quelques spécimens coriaces.
Globalement la succession frénétique des réformes participe de l’épuisement et de la démobilisation du corps enseignant. Par ailleurs, les autorités administratives (les chefs d’établissement) ou disciplinaires (les inspecteurs) rivalisent bien souvent de médiocrité et d’autoritarisme pour faire passer aux forceps les directives inspirées par le new public management.
Dans un avenir très proche, la casse annoncée du statut de fonctionnaire et le recours massif à la contractualisation des futurs enseignants va générer une valse des postes, au détriment des élèves, car elle empêchera la fixation d’équipes éducatives stables dans les établissements, interdisant par là même la constitution de collectifs qui pourraient se mobiliser de manière pérenne et se syndiquer.

Que l’on ne s’y trompe pas : cette grande tambouille qui peut paraître absconse n’est en aucun cas déconnectée de nos préoccupations politiques. Aussi confortables et sympathiques que soient nos boutiques révolutionnaires, ce n’est pas à quelques centaines ou à quelques milliers de militants que nous abattrons le vieux monde. Il n’est plus possible de faire l’impasse sur la question de l’école, fût-elle estampillée Éducation nationale, tout simplement parce que le smartphone, Fortnite et Cyril Hanouna sont pour l’heure bien plus séduisants et efficients, pour occuper le temps extra-scolaire (voire extra-salarial…), que les mouvements d’émancipation héritiers des traditions de lutte de classe. Prôner Ferrer ou Freinet et faire l’éloge du LAP ne suffisent pas.

La question de l’éducation est au cœur de l’anarchisme. Elle est aussi au cœur du néolibéralisme et du post-fascisme. La bataille ne doit en aucun cas être abandonnée au sein de la Nouvelle école capitaliste (cf. ouvrage de C. Laval, F. Vergne, P. Clément, G. Dreux).

Plus que jamais l’outil de lutte est donc le syndicat.
Si les enseignants, notamment les instituteurs, se sont saisis très tôt de ce moyen d’action, les ruptures et scissions successives au sein de ces organisations ainsi que leurs logiques d’appareils ont participé à l’affaiblissement du syndicalisme enseignant révolutionnaire.
Régulièrement la question de la réunification des officines syndicales partageant une vision similaire de l’école émancipatrice refait surface (à l’occasion des élections professionnelles, lorsqu’il s’agit donc de préserver les postes de quelques apparatchiks…). Si cette unification semble plus que nécessaire, elle ne peut se faire que dans le cadre d’une structure affiliée à une confédération interprofessionnelle, de masse et de classe, sans tendance, inspirée par le syndicalisme d’action directe des ouvriers enseignants et affranchie des concepts libéralo-compatibles à la mode qui dissolvent la question sociale.

Tout a été fait, mais tout est toujours à refaire.
C’est le travail ingrat, invisible et tenace, sur le terrain, qui permet de résister et de gagner. Les INSPE déforment ? C’est au syndicat de « débunker » les collègues suivant les principes de l’éducation populaire. L’institution cherche à annihiler toute potentialité d’émancipation dans les enseignements ? C’est au collectif des enseignants, soutenu par le syndicat, de subvertir le système en redonnant du sens aux savoirs. Les hiérarchies broient ? Le syndicat doit défendre sans distinction les travailleurs et les travailleuses dans les établissements scolaires.
Rappelons que le syndicat c’est toi, c’est moi, c’est nous ; c’est la réalisation concrète de la première assertion des statuts de l’AIT : « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » !

Pour finir, la grève générale expropriatrice ne se décrète pas : elle se prépare. Seule une action patiente et soutenue d’éducation populaire permettra à terme l’avènement d’une société libertaire débarrassée du capitalisme, du racisme, du sexisme, et mue par des principes d’entraide, de respect et de solidarité mutuels.

Bernoine

Quelques repères :
• REP+ : réseau d’éducation prioritaire (anciennement ZEP)
• Parcoursup : algorithme de tri social utilisé pour l’orientation post-baccalauréat des lycéens
• Chef-d’œuvre : en lycée professionnel, il s’agit d’une réalisation transdisciplinaire, liée au métier et qui est censée témoigner, en fin de formation, des apprentissages des élèves
• LP : lycée professionnel
• CFA : centre de formation d’apprentis (inculque sans recul critique l’esprit de l’entreprise. C’est ce en quoi risquent d’être transformés les lycées professionnels)
• LAP : lycée autogéré de Paris
• INSPE : Institut national du professorat et de l’éducation
• AIT : fondée en 1864, l’Association internationale des travailleurs regroupe, un temps, marxistes et anarchistes