La province de Corrientes est située au nord-est de l’Argentine. Depuis plusieurs années des investisseurs étrangers se sont installés dans cette région située à la marge du pays, une des provinces les plus pauvres de l’Argentine. En 2010, l’association écologiste libertaire avec laquelle je travaille, « Guardianes del Ibera » [Gardiens de l’Ibera], se crée à la suite des différents problèmes environnementaux et de cas d’accaparement de terres de plus en plus nombreux dans la région. Pour exemple, l’ex-présidente du MEDEF Amérique centrale fait de la monoculture de riz sur des centaines d’hectares. L’université d’Harvard, à travers son fond d’investissement HMC (Harvard Management Company), fait de la monoculture de pins sur des milliers d’hectares.
Guardianes del Ibera est devenue une organisation avec une fédération constituée comme mouvement socio-environnemental libertaire. Elle suit la ligne de l’expérience populaire et latino-américaine de l’écologie sociale, dans le sillage de l’intellectuel écologiste nord-américain Murray Bookchin, avec des éléments de revendication de l’expérience de Chico Mendes(1) ou de la lutte socio-environnementale en Amérique centrale, qui a comme martyr Berta Cáceres(2). Elle fait partie intégrante de ce mouvement latino-américain populaire, paysan, indien et écologiste qui lutte contre les impacts du capitalisme sur l’environnement.
C’est lors de mon dernier voyage à Corrientes, en janvier 2017, que j’ai eu cette discussion avec Emilio Spataro, fondateur de « Guardianes del Ibera », que je propose de retranscrire ici avec pour objectif de nourrir le débat sur les formes d’organisations collectives de travailleurs et les moyens pour y parvenir. C’est aussi dans un but de visibilité, de donner un espace de parole aux compagnons d’Amérique latine qui essaient de construire une expérience de lutte capable de rompre avec l’institutionnel étatique. Rompre ne veut pas dire seulement s’opposer, l’objectif principal étant de mettre en place un discours et des pratiques contre-hégémoniques, à travers la mise en application d’institutions anarchistes : institutions politiques comme la création de fédérations et de nouveaux syndicats, institutions économiques comme les différentes coopératives mises en place dernièrement.
Emilio Spataro : « Pour le moment, la fédération paysanne guarani de Corrientes ne propose aucune rupture car c’est une organisation en étape de consolidation qui jusqu’ici s’est construite autour d’une identité commune : les paysans guaranies de la province de Corrientes se sont connus pendant la lutte, en se reconnaissant autour d’une problématique commune, la lutte pour l’accès à la terre. La construction d’une identité commune est le point de départ pour fédérer une organisation plus grande, capable d’intégrer plus de communautés paysannes de la province de Corrientes qui sont traversées par les mêmes problématiques. On essaie de mettre en place une organisation et des outils pour fonctionner comme fédération mais pour le moment nous n’avons pas déterminé un programme de revendications ni de vision politique stratégique propre. Ce qu’il y a en revanche, c’est l’exercice d’actions défensives qui dans sa forme et ses concepts s’oppose aux institutions du capitalisme et sa ligne directrice qui est de toujours produire au-delà des nécessités du marché. Nous voulons mettre en avant la réciprocité, le partage et la circulation de marchandises comme valeurs et principes communautaires au-delà du simple aspect de profit ou de la rentabilité, car le travail de la terre, en dehors de sa valeur productive, a une valeur historique, sentimentale et communautaire.
C’est pourquoi la fédération paysanne guarani tente d’imposer une opposition physique et matérielle mais aussi la symbolique d’un territoire qui s’oppose à l’occupation qu’essaye d’instaurer le capitalisme au travers de ses institutions. Notre méthodologie de lutte passe par l’action directe pour la récupération de territoires et pour freiner la construction d’infrastructures (barrages, terre-pleins).
Les assemblées sont souveraines dans la prise de décision et les assemblées locales peuvent déléguer des tâches concrètes aux différents référents, coordinateurs et délégués. L’organisation collective des paysans se forme autour de la forme politique de la fédération avec les assemblées qui signifient une territorialité. Ce sont des assemblées par villages, articulées entre elles avec des délégués. Elles représentent les organes politiques locaux de gestion et de prise de décision. On essaye le plus possible de respecter l’égalité homme/femme dans les rôles de représentation, en général, dans le milieu paysan, ce sont majoritairement des femmes qui occupent ce rôle.
Selon la posture de l’anarcho-syndicalisme historique sud-américain, il y a une nette différence entre exercer une orientation idéologique et ce que peut représenter la direction politique. Guardianes del Ibera représente l’organisation qui gère et contrôle l’orientation idéologique et essaye d’éviter que d’autres partis exercent la direction politique. Cet exercice revient de plein droit aux assemblées. »
Dolorès
1. Militant syndicaliste brésilien qui défendait les ouvriers « seringueiros », assassiné en 1988.
2. Militante écologiste du Honduras, assassinée en 2016.