Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique.

Paris, Gallimard, 2014 [Suhrkamp Verlag, 2013]

 

Publié en 2013 et traduit en septembre 2014, l’ouvrage compile trois conférences augmentées de Wolfgang Streeck, sociologue allemand s’inscrivant dans les travaux de L’École de Franckfort. L’auteur analyse dans une perspective historique la triple crise actuelle (crise bancaire, crise fiscale et crise de la croissance économique), telle qu’elle est apparue sous ses traits les plus saillants en 2008, comme un état avancé du processus de dissociation de la démocratie et du capitalisme. L’ajournement répété de la crise du capitalisme démocratique d’après-guerre a été rendu possible en gagnant du temps à l’aide d’argent. L’achat d’une paix sociale par différents mécanismes successifs de production monétaire d’illusions décroissance et de prospérité (inflation, endettement public, endettement privé, puis achat des dettes étatiques et bancaires par les banques centrales) a été engendré par la libération progressive de l’économie capitaliste des interventions politiques.

La légitimité de l’économie mixte d’inspiration keyneisiène, imposée dans l’après-guerre, est remise en cause dans les années 1970, non pas par les révoltes salariales et étudiantes, mais par une crise de confiance du « capital » – ceux qui dépendent des bénéfices –, inquiet de l’insolence accrue des travailleurs, de la diminution du taux de profit et de l’augmentation de l’intervention étatique. Contrôlant l’investissement – donc la condition nécessaire de la croissance et du plein emploi – le capital s’émancipe de la gestion étatique, alors que l’État impulse une politique monétaire inflationniste pour pacifier les conflits sociaux de l’après-68. La mise en place de mesures drastiques de stabilisation, venues des États-Unis à partir du milieu des années 1970, marque la fin de l’inflation et le début de l’endettement étatique corrélatif d’un manque de recettes (plus faible imposition des classes possédantes), et non d’un taux de dépenses trop élevé. Alors que les créanciers commencent à douter de la capacité de remboursement des États, la diminution des dépenses sociales et l’expansion de l’endettement privé contribuent momentanément à rééquilibrer les finances publiques dans les années 1990. La menace d’un effondre-ment général du système bancaire international et son sauvetage par les pouvoirs publics en 2008 entérinent l’échec de ces stratégies successives sans qu’on ne puisse plus véritable-ment distinguer argent privé et argent public, « discerner ce qu’est l’État et ce qu’est le marché, et si les États ont nationalisé les banques, ou si les banques ont privatisé l’État » (p. 70-71).

Le capitalisme néolibéral, théorisé par Friedriech Von Hayek, s’est émancipé à travers la constitution d’une diplomatie financière internationale autonomisée de toute intervention démocratique, et l’intégration institutionnelle de l’Union monétaire européenne dépossédant les États de leur souveraineté politique en matière économique. Se substitue ainsi à la justice sociale démocratiquement négociée dans le cadre de la compétition électorale, la justice des marchés formellement définie, portée par l’affaiblissement et la neutralisation des syndicats, la privatisation croissante des missions de service public et la dérégulation comme programme décroissance. Le « capital » n’exerce plus désormais sa domination uniquement par son potentiel d’investissement (ou de rétention) mais également par sa capacité de financer, et de fixer les taux d’intérêts des dettes des États constitués en un marché spécifique.

Si le processus de neutralisation politique de l’activité économique par le « capital » écarte aujourd’hui toute forme d’optimisme quant à une improbable démocratisation de l’Union Européenne – machine à libéraliser le capitalisme européen –, le raisonnable pourrait bien se situer aujourd’hui dans un déraisonnable sous formes de résistances éparses s’opposant au « modernisme » de l’orthodoxie néolibérale qui œuvre depuis quelques décennies au dressage de la population. Pas de billets de banques du côté de la contestation, « mais seulement de[s] mots et, peut être, de[s] pavés » (p. 225) pour freiner.

Emile