Pratique aujourd’hui banalisée et naturalisée, le vote, séquence singulière d’une opération électorale, s’est imposé comme le parangon indépassable et indispensable de la démocratie, qu’on y aille, qu’on le refuse, ou qu’on s’en désintéresse. L’onction remportée dans les urnes par quelques permanents politiques professionnalisés n’est pas (et n’a jamais été) seule concernée. Que ce soit pour l’élection de Miss France, d’un délégué de classe, ou du Pape, il s’agit de désigner un élu à la majorité des voix exprimées. Mais loin d’être le résultat consciemment voulu et poursuivi par quelques visionnaires nourrissant l’histoire officielle du catéchisme républicain, les formes du système électoral contemporain, ni irrévocables ni nécessaires, sont le résultat de processus historiques structurant aujourd’hui le mode de reproduction politique légitime.

L’ouvrage de Patrick Lehingue (1), Le vote – Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux, qu’on ne présentera ici que de manière très fragmentaire, offre des clés d’analyse intéressantes pour qui souhaite s’y retrouver dans le dédale des publications universitaires sur ce sujet. De nombreux travaux, au carrefour de plusieurs disciplines (science politique, histoire, sociologie, etc.) y sont présentés et pour certains, discutés.

La deuxième partie du livre présente les modèles explicatifs du vote les plus établis ou du moins les plus discutés. Les grandes enquêtes de sociologie américaine à partir des années 1940 constituent aujourd’hui des références dominantes pour la science politique. Par exemple, l’enquête dirigée par Paul Lazarfeld et Bernard Berelson (2) – l’École de Columbia – complétée (notamment du point de vue théorique) par d’autres recherches ultérieures, apporte des résultats pour les moins étonnants pour l’époque (chapitre 7). L’électeur ne se comporte pas comme un simple consommateur, mû par des calculs coût/avantage, figure type de l’acteur rationnel de la théorie économique. Contre les représentations de l’idéologie démocratique qui postule des choix autonomes de citoyens informés et intéressés ayant forgé leur propre opinion individuelle, les électeurs semblent rester relativement distants des campagnes. Mais surtout, l’enquête montre que se sont les propriétés sociales (statut socio économique, pratiques religieuses et lieu de résidence), ainsi que la représentation perçue de sa propre position sociale (comment on vit subjectivement sa position objective) qui prédisposent politiquement les choix. Autre résultat intéressant de ces travaux, la réfutation de l’importance primordiale accordée à la propagande de masse par les médias, masse envisagée comme amorphe et simple réceptacle passif, mécaniquement convertible au grès des messages : « ceux qui sont le plus susceptibles de changer d’avis sont également ceux qui, affichant la plus grande indifférence aux résultats de l’élection, sont les moins attentifs aux efforts de propagande et les plus susceptibles de trancher à la suite de simples conversations informelles avec leurs proches alors que, à l’inverse, la campagne intéresse et touche d’abord les électeurs les moins disposés à modifier leurs orientations électorales (3) ». Qui plus est, l’environnement social quotidien (famille, associations syndicales ou confessionnelles, amis, voisins, etc.) active les prédispositions sociales, filtre les messages et exerce au final bien plus d’influence sur l’électeur que le travail de mobilisation électorale des professionnels de l’activité politique. La pratique du vote s’effectue majoritairement en groupe. Si on considère ces résultats, la lecture du chapitre 9 présentant l’application de la théorie du choix rationnel issue de l’économie à l’analyse du vote fera sourire (nonobstant le fait que cette approche dominée dans les années 1950, quand sort l’ouvrage pionnier d’Anthony Downs (4), est devenue dominante dans les années 1990). Une équation mathématique – dont l’esthétisme formaliste pourra, à la rigueur, exciter certains – devrait permettre au lecteur de prédire s’il doit ou non aller voter… Du moins théoriquement, ce modèle de rationalité pure n’ayant jamais pu fonctionner correctement d’un point de vue empirique et apporter de réelles découvertes.

Patrick Lehingue revient dans la troisième et dernière partie sur deux controverses académiques : la question de la compétence politique et celle du processus supposé d’individualisation des votes, d’un déclin du vote de classe. Le second problème peut être examiné autour de la question de l’électorat ouvrier du vote Front National. L’effondrement des résultats électoraux du PCF (5) aurait profité au FN « premier parti ouvrier de France ». Le CEVIPOF (6) avance ainsi « l’hypothèse d’un ralliement massif (sur le mode des vases communicants)de l’électorat communiste ouvrier des années 1970 au FN des années 1990 (7) ». Outre le fait que les résultats de ces travaux ne prennent pas en compte le nombre d’abstentionnistes ou de non inscrits, premier « vote » depuis la fin des années 1980 des ouvriers, l’auteur rappelle que la classe ouvrière n’a jamais voté à l’unanimité pour le PCF (environ 1/3 pour Jacques Duclos et à peu près l’équivalent pour Georges Pompidou en 1969). Si on ne peut nier que le vote FN touche aujourd’hui les ouvriers les plus jeunes, confrontés à des conditions de travail bien plus précaires et individualisantes que leurs aînés, c’est bien l’abstentionnisme (et la non-inscription) qui constitue le « premier parti ouvrier de France ». La reproduction symbolique d’un groupe ouvrier uni n’a pas trouvé les conditions nécessaires à sa réalisation (précarisation accrue du marché du travail, destruction des collectifs de travail, clivage générationnel avec l’allongement de la scolarité, etc.), entraînant une atomisation, un affaiblissement du sentiment d’appartenance à une classe et un retrait du jeu électoral. Il n’en demeure pas moins que le « vote de classe » semble toujours effectif, n’en déplaise aux professionnels de l’atomisation sociale. En appréhendant les classes sociales comme des constructions statistiques de groupe d’individus occupant des positions sociales proches et définies par des conditionnements multiples (diplôme, genre, établissement de travail public/privé, âge, etc.) mais relativement similaires, il apparaît que les préférences électorales restent corrélées au volume de capital économique possédé (les riches ont plus de chance de voter à droite, les pauvres à gauche), facteur modulé en deuxième instance par le volume de capital culturel possédé (les diplômés ayant plus de chance de voter à gauche que les non-diplômés) (8).

Si la pratique du vote est socialement déterminée, les logiques du choix électoral ne traduisent que rarement l’expression pure de convictions politiques, postulat idéologique nécessaire aux commentateurs autorisés et omniprésents les soirs de résultats électoraux. La construction statistique d’une opinion publique, constituée par l’agrégation de votes individuels, rend possible un travail d’interprétation artificielle sur le sens supposé de l’expression politique souveraine des citoyens même si l’instrument électoral la restreint considérablement. Cette homogénéisation des investissements de chaque électeur dans l’acte de vote participe ainsi à faire exister une «volonté collective » représentée par une élite politique sélectionnée et légitimée par l’opération électorale, mais socialement peu représentative. L’auteur rappelle en effet qu’ « en 2007, en France, les cadres et les professions intellectuelles supérieures sont – toutes étiquettes confondues – 2,9 fois plus représentés parmi les candidats aux législatives et 5,85 fois plus parmi les députés élus que dans la population active globale (9) ». Avec la fermeture progressive du champ politique (autoreproduction, etc.) et la professionnalisation accrue de l’activité politique, la compétition politique pour l’obtention des postes se joue de plus en plus entre les différentes fractions d’une classe dominante désormais formée dans les mêmes grandes écoles. Sans doute peut-on voir dans la disparition des références aux inégalités sociales ou à l’exploitation par et dans le travail un des effets de la réduction de l’offre politique. Légitimation d’un porte-parole élu, légitimation symbolique du groupe qu’il est censé incarner, légitimation d’un mécanisme de délégation (et donc de dépossession politique), mais aussi pacification des conflits sociaux, le vote comme technologie politique remplit plusieurs fonctions. Encore faut-il ne pas s’arrêter aux fonctions réalisées par le phénomène étudié et s’intéresser également aux conditions historiques qui l’ont structuré. Les détours par l’histoire rendent en effet possible la mise à distance du caractère apparemment sacré des institutions. En s’appuyant sur le travail de Mogens-Herman Hansen (10), Patrick Lehingue explique par exemple dans le premier chapitre que loin d’avoir été une pratique dominante à Athènes, « berceau de la démocratie », le vote a été relativement peu utilisé contrairement au tirage au sort qui ouvrait sur des mandats uniques, courts, révocables et non renouvelables de suite. Procédure plus égalitaire favorisant la rapidité du turn over et la collégialité des mandats, ce système de désignation tend à éviter la spécialisation du travail politique, la formation d’un capital spécifique et donc la monopolisation progressive des postes par des professionnels au détriment d’un groupe de profanes écartés de l’activité politique. A l’opposé, « les vieilles familles nobles d’Athènes […] plaidaient pour la généralisation de l’élection à l’ensemble des charges de magistrats. Leur notoriété, leur fortune, leur réseau d’obligés semblent alors suffisants pour que la désignation élective leur assure un quasi-monopole de représentation (11) ».

EMILE

1. Professeur en science politique, rattaché au laboratoire du Curapp à l’Université d’Amiens
2. The people choice. How the voter makes up his mind in a presidential campaign, 1944
3. Patrick Lehingue, Le Vote. Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux, La Découverte, 2011 , p. 151
4. An Economic Theory of Democracy, 1957
5. Pour une analyse de ce processus : Bernard Pudal, « La beauté de la mort communiste », Revue française de science politique, 2002, Volume 52, Numéro 5-6, p. 545-559. Consultable sur internet : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_2002_num_52_5_403737
6. Centre de recherches politiques de Sciences po (IEP Paris)
7. Patrick Lehingue, …, p. 242
8. Achterberg, Houtman, Van der Waal, « Class is not dead. It has been buried alive », Politics and Society, 2008, Volume 35, Numéro 3
9. Patrick Lehingue, …, p. 63
10. Mogens-Herman Hansen, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène. Structure, principes et idéologie, 1993
11. Patrick Lehingue, …, p. 18